Campagnes Solidaires
La belle histoire de l’installation de onze jeunes paysans sur une ferme du Limousin
Dans le sud de la Haute-Vienne, la ferme de la Tournerie vit depuis une révolution : d’une exploitation spécialisée en bovins-viande sur laquelle travaillait un seul actif, elle devient une ferme diversifiée sur laquelle s’installent onze jeunes paysans qui ont placé le collectif au cœur de leur projet.
C’est fait. Un an et demi après leur première visite, ils s’installent. « Ils » et « elles » en réalité : six garçons et cinq filles, soit onze futur.e.s paysan.ne.s, décidés à faire d’une exploitation agricole spécialisée en bovins-viande une ferme aux productions diversifiées.
Avec près de 80 hectares de terres agricoles, deux maisons d’habitation et des bâtiments d’ores et déjà fonctionnels, la ferme de La Tournerie semble taillée pour correspondre au projet du collectif. Pourtant, elle ne fait pas l’unanimité d’emblée. C’est au fil des visites que la réalité s’impose : le lieu idéal n’existe pas, et ce qui est vrai dans un parcours d’installation « classique » est encore plus vrai à onze.
C’est parti pour les onze nouveaux occupants de la ferme de la Tournerie. Du pain au levain, des légumes et fruits de saison, de la bière artisanale, de la viande de porc, du fromage de vache et de chèvre, de la crème fraîche et des yaourts : tout sera produit en bio puis vendu localement.
Si les attentes personnelles sont multiples, le projet collectif, lui, est abouti, mûri depuis plusieurs années. En janvier 2012 déjà, un tableau d’école de l’Institut supérieur d’agriculture de Lille (ISA) se remplit des envies de chacun. La volonté de faire ensemble est commune mais des sensibilités différentes s’affirment. Certains se voient d’ores et déjà dans le maraîchage ou l’élevage, d’autres s’intéressent aux produits transformés, comme le pain, le fromage ou la bière. Neuf des onze sont dans la salle, dix sortent diplômé.e.s de l’établissement à l’automne de la même année, avec la volonté de prendre le temps. Car vue de l’école d’ingénieur, l’alternative au modèle agro-industriel, c’est tout un monde à inventer.
L’effet d’entraînement joue à plein
De là, chacun mène sa barque de son côté, au gré des premiers emplois. Ouvriers agricoles, animateurs et animatrices pour différents organismes comme la Confédération paysanne, l’association Terre de liens, les réseaux Solidarité paysans ou des Groupements d’agriculteurs biologiques (GAB)... Les choix ne sont pas anodins.
2013 est l’année de l’immersion complète dans la réalité du monde agricole. Une vision plus claire des différents acteurs se dessine, mais aussi des enjeux associés à l’agriculture. Émergent alors selon les parcours les questions d’autonomie, de vente locale, de productivité, de qualité de vie... La diversité des alternatives découvertes cette année-là gomme le simple clivage agriculture conventionnelle/agriculture biologique. Il ne suffit pas de faire du bio.
Le four à pain.
En avril 2013, la visite en Mayenne d’une ferme tenue par le collectif Radis&Co finit de convaincre le groupe. Le modèle en polyculture-élevage, avec une production diversifiée tournée vers des débouchés locaux, est viable. Mais surtout, l’organisation collective qu’ils y observent, composée de week-ends d’astreinte, de compétences partagées pour que chacun.e soit remplaçable au pied levé, génère des rapports au temps et au travail différents. Un équilibre de vie central dans le projet du groupe.
Fin 2013, deux membres du collectif s’installent à La Ribouille, un hameau de Saint-Germain-les-Belles, dans le sud de la Haute-Vienne. La maison, en réalité une fermette convertie à l’habitation, est à mi-chemin de leurs lieux de travail respectifs et l’idée d’un « camp de base » pour l’ensemble du groupe fait peu à peu son chemin. Très vite, le terrain attenant est transformé en potager, une mare à canards voit le jour ainsi qu’un poulailler et un atelier. L’effet d’entraînement joue à plein, et c’est tout le collectif qui s’y installe, des caravanes disposées à la périphérie du terrain venant s’ajouter aux trois chambres de la maison. Le four à pain existant est remis en état de marche, une dépendance transformée en microbrasserie et la cave se remplit de fromages... La Ribouille passe vite du camp de base à la zone d’expérimentation. Si les volumes de productions sont encore modestes et l’autonomie toute relative, le cœur du projet, lui, est grandeur nature : le collectif. Ils sont tous les onze là, à vivre sur le lieu.
La complémentarité des membres du collectif s’avère efficace
Répartition des tâches, des espaces, mise en commun des revenus, La Ribouille permet d’expérimenter des outils d’organisation et de communication vus ailleurs, de les adapter, voire d’en créer de nouveaux pour répondre aux besoins. Chaque réunion hebdomadaire débute par un « tour d’humeurs », histoire de prendre le pouls du collectif avant d’attaquer la semaine, et des « réunions philo » abordent les questions de fond sans obligation de prise de décision. Sans viser le consensus, ces temps d’échanges formels font émerger de nouvelles questions et nourrissent les réflexions individuelles. La mise en commun des revenus, par exemple, a soulevé de nombreux débats. Pour le moment adaptée à la situation, elle reste en place sans être irrévocable.
Installation des serres pour le maraîchage.
Le parcours d’installation, commencé au début de 2014, met à l’épreuve l’organisation du collectif : aux stages prescrits par la chambre d’agriculture s’ajoutent les visites de fermes et la définition précise du projet. Dimensionnement des différentes activités, constitution de dossiers à soumettre aux différents organismes sollicités (Terre de liens, chambre d’agriculture, banques...), la complémentarité des membres du collectif s’avère efficace et fin 2014, tout est bouclé.
Quatre hectares dédiés au maraîchage bio dont 4.500 m² de serres, 15 vaches laitières bretonnes pie noir, 70 chèvres poitevines, une fromagerie, une vingtaine d’hectares de céréales bio, du pain, de la bière et des porcs fermiers. Associé au profil de la ferme de La Tournerie, le projet a su convaincre la foncière Terre de liens, qui se porte acquéreuse du terrain en mai 2015, à hauteur de 269.500 €. Le collectif, à travers une SCI, achète quant à lui le bâti. En juin, l’accord de vente est signé. Trois mois plus tard, c’est au tour de la commission départementale d’orientation agricole de placer le projet sous les meilleurs auspices : la fourchette haute de la dotation jeune agriculteur est attribuée aux dix futur.e.s paysan.ne.s du collectif, soit 24.500 € par tête. Quelques jours plus tard, leur regroupement en un Gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) de dix personnes est validé. Un des membres du collectif, architecte-charpentier de formation, sera employé à mi-temps par la structure, libre de consacrer le reste du temps à son activité première.
Convaincre les acteurs « traditionnels » de l’agriculture
Le projet collectif a donc su convaincre les acteurs « traditionnels » de l’agriculture (chambre, Safer, banque...) et ceux militant pour une autre agriculture. À mi-chemin : la famille propriétaire depuis deux générations de la ferme. Malgré d’autres propositions d’achat, inscrites dans des logiques d’agrandissement d’exploitations préexistantes, les propriétaires ont soutenu par leur patience et leur bienveillance le projet des onze.
Les vaches bretonnes pie noir.
La ferme de La Tournerie reste donc une entité et amorce sa transformation. Si la conversion de l’ensemble des terres au bio prendra deux ans, l’aménagement des bâtiments se fera pendant l’hiver à venir. Des travaux de maçonnerie et de menuiserie dans l’existant sont nécessaires pour la création des ateliers bovin, caprin et porcin, d’une brasserie et d’une fromagerie. Cette dernière doit être prête pour le printemps et les premières production laitières.
À terme, La Tournerie produira des légumes de saison, du fromage, du porc fermier, du pain et de la bière. Quinze à vingt personnes y vivront et onze y travailleront. Pas mal, pour une petite ferme !
Des choix et des projets
L’autonomie, pas l’isolement
Dès la première réunion, le principe a fait l’unanimité. Vivre et travailler ensemble sur un même lieu ? Oui, à condition qu’il s’agisse d’un lieu ouvert sur le monde, un lieu d’échanges. L’isolement, à tort ou à raison, est alors perçu comme un risque lié à la profession, ou la ruralité, ou les deux. Un risque peut-être accru par le choix d’une installation en collectif : aussi, bon nombre des décisions prises tendent à l’ouverture.
Le Limousin plutôt que l’Ardèche
Le choix de la région d’installation s’est vite orienté vers des zones moins pourvues en modèles alternatifs.
Implication dans les réseaux agricoles
Une fois les activités bien lancées, La Tournerie souhaite prendre part à différents réseaux d’échanges et de coopération, comme Agrobio 87, l’Ardear du Limousin ou le réseau Semences paysannes. Il est également prévu d’adhérer à la Cuma [1] la plus proche.
Produire pour soi... et pour d’autres
Plutôt que l’autosuffisance, évoquée les premières années, c’est la production d’aliments issus de l’agriculture bio à des fins de commercialisation qui s’est imposée.
La vente locale
Les productions seront écoulées sur les marchés de Limoges et Saint-Yrieix-la-Perche, ainsi que sur des lieux de dépôt dans les mêmes villes après commande sur Internet. Des magasins de producteurs des alentours seront également concernés, les collectivités territoriales seront sollicitées par l’intermédiaire de MangerBioLimousin. Un magasin à la ferme sera également tenu.
Bar associatif
Sur la ferme, une ancienne porcherie est destinée à se transformer en un bar associatif qui accueillera diverses manifestations culturelles.
Maison collective
Dès que l’activité agricole sera amorcée, une des maisons d’habitation sera dédiée exclusivement à la vie collective.
[1] Le réseau des coopératives d’utilisation de matériel agricole.
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