Martine Valo, Journaliste Planète, Le Monde
Les agriculteurs, premières victimes des pesticides
Les pesticides, encore. Ils pourraient bien susciter un nouveau scandale, une de ces polémiques dont la France a le secret dès qu’il s’agit de son agriculture. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a pris l’initiative de se pencher sur ceux qui sont en première ligne face aux effets de ces substances : les agriculteurs. Las, après quatre années de recherches, d’innombrables auditions, une exploration poussée de toute la littérature scientifique en France et à l’étranger, des plongées dans les statistiques difficilement accessibles du secteur agricole, il n’est pas dit que les sept volumes de ce rapport soient publiés.
Après une présentation au ministère de l’agriculture en avril, une réunion de restitution était annoncée le mercredi 22 juin. Comme d’autres précédemment, elle a été ajournée in extremis, provoquant la colère des associations environnementalistes.
Le rapport de l’Anses, intitulé « Expositions professionnelles aux pesticides en agriculture », dont Le Monde a pu consulter le volume central, explore les pratiques des agriculteurs, la façon dont ils se protègent ou pas des effets des pesticides, les conseils de prévention et les informations sur la toxicité qui leur sont dispensés. L’idée des experts – praticiens hospitaliers, vétérinaires, agronomes, toxicologues, sociologues, ergonomes… – était d’esquisser des pistes de réduction des risques.
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Emballement du recours à la chimie
Leur état des lieux en dit long sur le fonctionnement de la ferme France. Un système incapable de freiner l’emballement du recours à la chimie, au détriment des 1,01 million de personnes qui s’activent dans les champs, les vignes, les vergers arboricoles ou les plantations badigeonnées d’insecticides.
La France, l’une des grandes utilisatrices dans le monde, a consommé au moins 60 000 tonnes de ces produits en 2014 : 9 % de plus qu’en 2013. Une progression constante, tandis que la part des molécules suspectées d’être cancérogènes ou mutagènes grimpe plus vite encore. Or, les alertes se multiplient sur les liens possibles avec les hémopathies malignes, les cancers de la prostate ou de la peau, les tumeurs cérébrales, les maladies de Parkinson et d’Alzheimer, les troubles de la reproduction et du développement de l’enfant…
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Même les effectifs de travailleurs de l’agriculture n’ont pas été simples à établir. Le groupe de travail de l’Anses souligne que les données sur l’exposition aux pesticides sont « fragmentées », « lacunaires » ; d’ailleurs « aucune organisation en France n’est chargée de les produire ».
« Relatif silence » sur les maladies professionnelles
Cette absence de transparence produit une « invisibilité des problèmes », un « relatif silence » sur les maladies professionnelles. Celui-ci s’explique entre autres par les obstacles que rencontrent les malades qui souhaitent faire reconnaître leurs pathologies chroniques, à la différence des intoxications aiguës. Entre 2002 et 2010, la sécurité sociale agricole, la MSA, a admis 47 maladies professionnelles de ce type en tout et pour tout.
Alors qu’au Royaume-Uni, les éleveurs ovins bénéficient de suivis sanguins réguliers, en France, il est extrêmement difficile pour un agriculteur ou son salarié de prouver quoi que ce soit. Sur 607 dossiers reçus en trois ans, seuls 101 concernaient une pathologie chronique, déclarées pour certaines au bout de plus de trente ans d’activité. La MSA en a classé 54 sans suite.
Les « limites des connaissances produites lors de l’homologation » constituent un autre frein à la prise de conscience. Autrement dit, les éléments fournis par les industriels avant la mise sur le marché d’un pesticide ne suffisent pas à en mesurer le degré de dangerosité. Leurs études ne sont pas publiées dans des revues scientifiques, ne reposent ni sur des statistiques agricoles, ni sur des enquêtes de terrain, ni sur les déclarations individuelles, et ne reflètent pas l’éventail des situations réelles. Les dossiers d’homologation auxquels l’Anses a eu accès s’appuient sur des cohortes limitées de dix à quinze personnes.
Les équipement de protection en question
Surtout, ils correspondent à des scénarios idéaux avec des opérateurs portant gants, masques, combinaison de protection, bottes, neufs ou au moins systématiquement lavés et régulièrement changés, et respectant scrupuleusement les recommandations d’usage. « Ceci ne correspond pas aux pratiques habituelles des agriculteurs », constatent sobrement les experts. Ces derniers pointent aussi du doigt cette surprenante habitude d’écarter de la procédure d’homologation les 25 % des valeurs d’exposition les plus élevées, en arguant qu’elles correspondraient à des situations extrêmes. Les 25 % les plus basses, elles, sont bien prises en compte.
Des études ont montré que l’exposition peut être six fois plus élevée au moment de retourner dans une parcelle fraîchement traitée que lors de l’épandage. Le délai de « réentrée » est de 48 heures maximum en France, de douze jours minimum au Canada selon les substances.
D’autres travaux se sont penchés sur l’efficacité des équipements de protection. Ils notent que les cabines des tracteurs ne protègent pas entièrement des particules fines, que les combinaisons ne sont pas forcément performantes contre les mélanges de produits, que leur résistance est faible contre les particules de taille nanométrique. Il arrive de surcroît que des employés les manipulent alors qu’elles sont souillées.
Il n’est pas rare que la pénébilité d’accès à certains lieux de travail ou la chaleur estivale les décourage de s’encombrer d’une protection individuelle. Mais il est plus étonnant d’apprendre que les conditions de travail rendues encore plus difficiles par le port d’un tel équipement augmentent les fréquences cardiaque et repiratoire et peuvent du coup « accélérer le passage des pesticides dans l’organisme ».
De multiples conflits d’intérêts
Si les informations « indépendantes » manquent, il existe néanmoins des données mal exploitées qui pourraient éclairer les pouvoirs publics. Une simple analyse statistique permet ainsi aux rapporteurs de mettre le doigt sur une réputation infondée. Au nom de la préservation des sols, les tenants d’une « agriculture de conservation » se sont faits les champions de l’absence de labour pour maintenir une couverture végétale. En fait, ils ont remplacé ce travail du sol par un usage massif d’herbicides avant de semer : ce sont eux qui en épandent le plus.
S’il s’avère difficile de protéger les cultivateurs et les éleveurs des effets des pesticides, le plus simple ne serait-il pas d’en utiliser moins ? Tel est l’objectif affiché par le ministère de l’agriculture, de multiples organismes sous sa tutelle ont pour mission d’y contribuer. Pourtant la mission de conseil n’est en réalité exercée par aucune entité indépendante, estiment les experts, qui regrettent notamment le manque d’information sur les biocides destinés aux bâtiments d’élevage. Leur rapport épingle la multiplicité des conflits d’intérêts, en citant, entre autres, des vétérinaires qui réalisent 40 % de leur chiffre d’affaires en prescrivant des produits antiparasitaires pour les troupeaux.
Enfin, le groupe de travail se penche sur le cas intéressant des 500 000 « Certiphyto », des certificats accordés après une formation de quatre heures financée par l’Etat, une sensibilisation à l’usage des phytosanitaires avec modération et sécurité. Ils constituent un élément central des deux plans successifs Ecophyto, des dispositifs qui ont jusqu’à présent échoué dans leur mission de faire baisser la consommation de pesticides. Les Certiphyto sont délivrés par des prestataires vraiement les plus divers… y compris, en Gironde, par des organismes vendant des pesticides. Ces derniers y voient d’ailleurs un bon « moyen pour nouer des contacts commerciaux ».
Martine Valo
journaliste Planète