Changer le travail des animaux, pour changer le travail des humains

Date de publication: 
2016/04/08
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Animaux et hommes construisent des liens par le travail, explique l’auteure de cette tribune. Il existe même un « travailler » de l’animal, où celui-ci s’investit et recherche du sens. Réfléchir au travail des animaux, c’est aussi s’interroger sur le travail humain.

 

 

Jocelyne Porcher est directrice de recherches à l’Inra de Montpellier. Elle travaille sur la relation de travail entre les éleveurs et leurs animaux. Avant, elle a été elle-même éleveuse et technicienne agricole.

Cette tribune est publiée alors que se déroulent les premières Rencontres interdisciplinaires sur le Travail animal ce vendredi 8 et demain dimanche 9 avril, à AgroParisTech. Programme ici.

Jocelyne Porcher.


À l’heure où les dérives des abattoirs pourraient nous inciter à devenir véganes ; à l’heure où les industriels nous enjoignent de préférer les robots aux animaux ; à l’heure enfin de la loi travail et de la désintégration du sens même du travail humain, s’intéresser au travail des animaux peut sembler paradoxal, voire anachronique et dérisoire. Pourtant, avant de se passer des animaux domestiques, il serait peut-être temps, pour eux comme pour nous, de revenir sur leur place dans les rapports sociaux et en tout premier lieu sur leur place dans le travail.

Les processus de domestication sont le plus souvent décrits comme une entreprise de domination et d’asservissement des animaux par les humains, bien que quelques voix aient depuis longtemps souligné la part relationnelle et affective de ces processus et l’intérêt partagé des espèces animales concernées et des humains à entrer dans une relation domestique. Les analyses de la domestication ont néanmoins fait l’impasse sur un élément central des liens domestiques, le travail. Pourtant, c’est bien grâce au travail que se sont construits ces liens. Encore aujourd’hui, nous pouvons trouver un grand nombre d’animaux engagés avec nous dans le travail, à commencer par les chiens. Ils exercent de nombreux métiers : berger, policier, militaire, pompier, assistant de vie pour les personnes aveugles, comédien… Mais nous rencontrons aussi d’autres espèces au travail : les animaux de ferme, vaches, cochons, brebis…, les chevaux et les ânes, les cétacés, les éléphants, les oiseaux…

Pour travailler avec les animaux, les humains doivent les connaître chacun et tous

Parce qu’ils sont engagés avec nous dans le travail, peut-on dire pour autant que les animaux travaillent [1] ? Qu’est-ce que travailler ? Contrairement à bien des idées reçues, cela ne se résume pas à produire et ne se borne pas à des situations de contrainte. Travailler renvoie à d’autres rationalités et notamment à la construction de soi, de son identité, et à l’élaboration d’un vivre ensemble. Le travail est en effet le premier vecteur des liens sociaux. Travailler, comme le montre la psychodynamique du travail [2], c’est investir son intelligence, son affectivité dans une production à valeur d’usage. Travailler, c’est donc engager sa subjectivité dans l’action et par retour, c’est aussi construire cette subjectivité. En fonction du contexte, travailler peut apporter aux individus le meilleur — des voies d’émancipation, d’accomplissement de soi —, mais aussi le pire — l’aliénation et la souffrance.

L’observation des animaux au travail montre qu’il existe un travailler animal, c’est-à-dire que les animaux s’investissent subjectivement dans le travail. Dans un troupeau de vaches, dans un groupe de chevaux ou de chiens, chaque animal a un rapport spécifique au travail lié à son intérêt pour ce qu’il fait, sa personnalité, son âge, sa vivacité d’esprit, ses capacités d’apprentissage… Telle vache ou tel chien est volontaire, prend des initiatives, est proche de l’humain avec qui il travaille… Tel autre et tel autre sont très différents. Pour travailler avec les animaux, les humains doivent les connaître chacun et tous, comme un instituteur connaît ses élèves mais aussi sa classe.

Des éléphants dans un cirque.

L’engagement des animaux au travail ne se fait pas spontanément. Il ne résulte pas non plus d’un « conditionnement ». Avant d’être engagés dans le travail et de s’y investir, les animaux sont formés, évalués, orientés. Ainsi un chien formé pour l’assistance aux personnes handicapées pourra être finalement orienté vers la compagnie d’un enfant autiste si ses compétences se révèlent plus relationnelles que pratiques. Car un chien d’aveugle ou un chien d’assistance doivent avoir appris leur métier mais ils doivent aussi savoir s’adapter à des contextes imprévus et prendre des initiatives.

Le travail des animaux est aussi encadré par des règles. Un chien de berger ne doit pas mordre les brebis, un éléphant ne doit pas jeter en l’air le compagnon humain avec qui il est sur la piste du cirque, un chien policier ne doit pas assaillir mortellement une personne poursuivie, une vache ne doit pas refuser de passer par le robot de traite… Conjointement, l’humain ne doit pas non plus maltraiter son compagnon de travail animal, il doit donner des consignes claires, cohérentes, congruentes avec le contexte. Travailler ensemble de façon positive nécessite de se comprendre, d’avoir des relations de confiance pour pouvoir non seulement collaborer mais aussi coopérer.

Qu’est-ce qui dans le travail fait sens pour une vache 

Actuellement, les conditions de travail des animaux sont bien loin de ce qu’elles devraient être si nous prenions en compte leur contribution effective au travail. Dans les systèmes industriels, la problématique du « bien-être animal » a occulté le travail et réduit les besoins des animaux à un ensemble de comportements et d’équipements. Dans les usines à lait, les vaches sont supposées être « bien » si elles disposent d’un tapis de sol, d’une brosse à dos et d’une alimentation équilibrée. Si l’on prenait en compte leurs besoins en rapport avec leurs conditions de travail, l’élément le plus en défaut est la question du sens. Qu’est-ce qui dans le travail fait sens pour une vache ? Il faut se rappeler en effet que si les animaux sont engagés dans le monde du travail humain, ils restent aussi inscrits dans leur monde propre, leur monde de vache, de chien, d’éléphant. Une organisation du travail qui sépare les animaux de leur monde propre, une usine laitière zéro pâturage par exemple, sans compenser cette perte par un surplus de sens produit par le monde humain, les ampute de la possibilité de transformer les contraintes du travail en une dynamique qui aient du sens pour eux.

La traite d’une vache dans l’État indien du Gujarat, en 2014.

D’une manière peut-être surprenante, s’intéresser aux conditions de travail des animaux ou au sens du travail pour les animaux conduit à réinterroger le travail humain et à tenir compte, du point de vue des rapports sociaux, de ce que veut dire travailler pour un être humain. Car si les animaux sont remplacés par des robots, c’est, en tendance accélérée, également le cas des humains (robots serveurs de café, robots journalistes, robots infirmiers…).

Au sein du capitalisme mondialisé, les conditions humaines et animales au travail sont une seule et même condition. Animaux et humains y sont une même main d’œuvre en voie d’inutilité. C’est pourquoi le sens même du travail, la reconnaissance de sa fonction vitale dans les rapports sociaux et pour les individus, pour les animaux comme pour nous-mêmes, est bien la question primordiale. Penser le travail des animaux est peut-être un premier pas inattendu pour changer leur vie mais aussi la nôtre.


[1] Cette question a été travaillée dans le cadre du programme ANR COW. Le colloque de restitution de cette ANR se tiendra les 8 et 9 avril 2016 à AgroParisTech.

[2] Lire notamment les travaux de Christophe Dejours, par exemple Travail vivant (Bayard).


Lire aussi : En prison, des animaux pour rester humains


Source : Courriel à Reporterre

- Dans les tribunes, les auteurs expriment un point de vue propre, qui n’est pas nécessairement celui de la rédaction.
- Titre, chapô et inters sont de la rédaction.

Dessin : © Tommy/Reporterre

Photos :
. portrait : © Jocelyne Porcher
. cirque : Pixabay (domaine public/CC0